Ces temps-ci, l’actualité ne laisse guère de place au rêve. Alors, ce samedi-là, pour combattre la morosité ambiante, je m’organise une plongée au cœur du romantisme, et pour commencer, un petit rencard avec George Sand, dans une rue discrète du neuvième arrondissement de Paris.
Le lieu peut surprendre tant on connaît surtout la dame de Nohant pour ses romans champêtres et son attachement à la campagne berrichonne. C’est justement pour en finir avec les ambitions stériles et meurtrières de la ville, de la politique et d’une histoire radoteuse bricolant des restaurations, qu’elle leur opposa la poésie de la campagne et des humbles gens avec ses récits La Mare au diable, François le Champi, La petite Fadette.
Remarquez, devant l’horodateur, comment ne pas préférer une cour de ferme à une place de stationnement payant dans la tranquille rue Chaptal : quatre euros l’heure ou comment le socialisme à la Anne Hidalgo, maire de la ville, dépasse le libéralisme économique des parkings souterrains Vinci !
Contre mauvaise fortune, je n’ai que quelques pas à faire pour me retrouver devant le musée de la Vie Romantique.
Il se situe dans le lotissement de la Nouvelle Athènes, créé au début du dix-neuvième siècle, et baptisé ainsi en référence à l’architecture antiquisante de ses hôtels particuliers et au philhellénisme très répandu parmi les artistes qui s’y installèrent. À l’époque, en effet, un fort courant se constitua pour la cause de la Grèce contre l’Empire ottoman. Le succès récent de Syriza, la coalition de la gauche radicale grecque, suscite moins d’engouement.
Le musée occupe très précisément l’hôtel Scheffer-Renan, l’ancienne demeure du peintre d’origine hollandaise Ary Scheffer, un des maîtres de la peinture romantique française. Son architecture est l’un des derniers exemples des maisons d’artistes construites sous la Restauration et la Monarchie de Juillet.
Dans le petit vestibule, un tableau représentant l’épouse du peintre nous accueille.
Je me suis trop vite emporté envers Anne Hidalgo, l’entrée au musée qui dépend de la ville de Paris, est gratuite en permanence. De plus, le rez-de-chaussée du pavillon rend hommage à George Sand à travers les souvenirs, meubles et portraits lui ayant appartenu et légués à la ville de Paris par sa petite-fille Aurore Lauth-Sand, en 1923.
Les memorabilia de la femme de lettres sont réunis dans un salon reconstitué aux lourdes tentures pourpres. Au-dessus de la cheminée, trône son célèbre portrait peint, en 1838 à Nohant, par Auguste Charpentier, un élève d’Ingres. Rectangulaire à l’origine, le tableau a été coupé pour former un ovale par sa fille, envers laquelle elle n’éprouva jamais beaucoup d’affection : « Qui peut fermer une pareille blessure ? Elle saigne depuis le jour où Solange est née ; elle saignera jusqu’à ce que j’en meure ».
Derrière le bureau Louis XV, posée sur un chevalet, se dresse une œuvre de Maurice Quentin de la Tour, un pastel du maréchal Maurice de Saxe, arrière-grand-père de George Sand, fils illégitime du futur roi de Pologne, vainqueur de la bataille de Fontenoy lors de la guerre de Succession d’Autriche (1745).
Mon regard se braque maintenant vers un dessin au crayon noir, encre et gouache de Maurice Sand, le fils de l’écrivain et du baron Dudevant. Il est légendé La mare au diable au bois de Chanteloup (ne serait-ce pas Chanteloube plutôt ?) et aurait donné envie à George d’écrire son célèbre roman : « C’est un mauvais endroit et il ne faut pas s’en approcher sans jeter trois pierres dedans, de la main gauche, en faisant le signe de croix de la main droite. Ça éloigne les esprits... » Maurice qui fut le seul élève d’Eugène Delacroix illustra par la suite certains ouvrages de sa mère.
« Je ne tiens qu’aux choses qui me viennent des êtres chers que j’ai aimés ». La pièce contiguë, le cabinet des bijoux, en regorge.
Dans la famille Sand, je demande le gendre, le sculpteur Auguste Clésinger, époux de Solange. Il provoqua un beau scandale au Salon de 1847 avec sa Femme piquée par un serpent, une sculpture très romantique réalisée à partir d’un moulage sur le vif. Théophile Gautier dont il fit le buste, toujours à l’aise dans les batailles artistiques (souvenez-vous d’Hernani de Victor Hugo) prit alors sa défense.
Outre un buste de sa belle-mère, Clésinger symbolise avec ses moulages en plâtre, exposés côte à côte, de la main gauche de Frédéric Chopin et du bras droit de la romancière, les huit années passionnelles que vécurent ensemble les deux artistes, entre 1838 et 1846.
Instant d’émotion en contemplant les doigts effilés aux attaches fines du pianiste : « Il a fait parler à un seul instrument la langue de l’infini » … «… Nos yeux se remplissent de teintes douces qui correspondent aux suaves modulations saisies par le sens auditif. Et puis LA NOTE BLEUE résonne et nous voilà dans l’azur de la nuit transparente » écrivit son amante.
En compagnie de George Sand, Chopin fréquenta assidûment la demeure d’Ary Scheffer, aujourd’hui musée. Il improvisait là au piano pour un auditoire conquis d’admirateurs éclairés.
L’écrivain fut une amoureuse passionnée. Elle trompa tôt son mari, Casimir Dudevant, avocat à la Cour royale, avec Aurélien de Sèze, autre avocat substitut au tribunal de Bordeaux, puis Jules Sandeau dont elle emprunta l’abréviation du nom pour en faire son pseudonyme d’artiste, avant de vivre une liaison sulfureuse et intense avec Alfred de Musset. Ces deux génies de l’écriture coucheront régulièrement sur le papier (pas seulement bien sûr !) leurs sentiments et sensations, entre séparations, éloignements et retrouvailles. Rien ne saurait faire taire leur passion, ainsi cette célèbre lettre érotique de Sand à Musset :
« Cher ami,
Je suis toute émue de vous dire que j’ai
bien compris l’autre jour que vous aviez
toujours une envie folle de me faire
danser. Je garde le souvenir de votre
baiser et je voudrais bien que ce soit
une preuve que je puisse être aimée
par vous. Je suis prête à montrer mon
affection toute désintéressée et sans cal-
cul, et si vous voulez me voir ainsi
vous dévoiler, sans artifice, mon âme
toute nue, daignez me faire visite,
nous causerons et en amis franchement
je vous prouverai que je suis la femme
sincère, capable de vous offrir l’affection
la plus profonde, comme la plus étroite
amitié, en un mot : la meilleure épouse
dont vous puissiez rêver … »
Pour en apprécier tout le sel, il vous faut la relire en sautant une ligne sur deux. Malheureusement, cette correspondance ne serait qu’un remarquable pastiche.
Qu’à cela ne tienne, voici un autre échange épistolaire qui, lui, est bien réel :
De Musset à Sand :
« Quand je jure à vos pieds un éternel hommage
Voulez-vous qu’inconscient je change de langage
Vous avez su captiver les sentiments d’un coeur
Que pour adorer forma le Créateur.
Je vous aime et ma plume en délire.
Couche sur le papier ce que je n’ose dire.
Avec soin, de mes lignes, lisez les premiers mots
Vous saurez quel remède apporter à mes maux. »
De Sand à Musset :
« Cette indigne faveur que votre esprit réclame
Nuit à mes sentiments et répugne à mon âme. »
Je vous facilite la tâche en mettant en gras les acrostiches.
Avouez que cela a plus de classe que les sms « je te kiffe » ou « je veux pécho » envoyés par un ado à sa meuf … !
Ceci dit, lors d’un voyage des « enfants du siècle » à Venise, en 1833, cela n’empêcha pas Alfred de passer des nuits de débauche dans les bordels et cabarets pendant que George Sand couchait avec Pietro Pagello, le jeune médecin chargé de soigner la fièvre cérébrale de Musset.
Le souvenir de l’auteur de Lorenzaccio est évoqué dans une des vitrines par un médaillon sculpté, œuvre de David d’Angers.
Un autre médaillon renferme une mèche de cheveux (qui venait ressusciter le souvenir d’un temps heureux, le doux mirage d’un été … je m’égare, ça c’est Adamo !) de George Sand, avec à côté, une plume d’oie et quelques pages manuscrites d’Albine, son roman inachevé, ou encore un rubis offert par la Dauphine, mère de Louis XVI, à sa petite-nièce Marie-Aurore, que George portait toujours : « Le sang des rois se trouva mêlé dans mes veines au sang des pauvres et des petits ».
Je me glisse maintenant dans le petit salon bleu où je découvre une autre facette du talent de George Sand. Vers la fin de sa vie, elle s’adonna à l’art de la « dendrite », une technique d’aquarelle à l’écrasage. La couleur est déposée au pinceau sur le papier et pressée encore humide avec une feuille absorbante pour obtenir une tache aléatoire : « Mon imagination aidant, j’y vois des bois, des forêts ou des lacs, et j’accentue les formes vagues produites par le hasard … »
Mais c’est un dessin de Jules Dupré représentant George Sand dans un costume typique de son Berry natal, qui m’interpelle.
Je monte maintenant au premier étage avec pour commencer, un petit tour dans la chambre des portraits romantiques, exclusivement dédiée aux femmes, ainsi le majestueux bronze du buste de Mme Mention née Émilie Michel, une commande de son mari, un célèbre joaillier-bijoutier-lapidaire de Paris, au sculpteur Théophile Bra.
Les regarde-t-elle, côte à côte à sa droite figurent la Malibran, une célèbre cantatrice de l’époque, vêtue de son costume de Desdémone dans l’Othello de Rossini, et sa sœur la mezzo-soprano Pauline Garcia Viandot.
J’imagine Chopin se mettant au piano pour un bœuf de musique classique avec les deux divas ! Pauline chanta aux obsèques de Chopin, le 30 octobre 1849 en l’église de la Madeleine. À l’époque, les femmes n’avaient pas le droit de chanter en public lors de cérémonies religieuses, mais l’archevêque de Paris accepta exceptionnellement de lever l’interdiction, à condition que les chanteuses cachassent leur visage derrière un rideau de velours noir.
J’ai un petit faible pour le portrait de madame Le Doyen par Louis Hersent, ne me demandez pas pourquoi, peut-être la lumière de son décor, son encadrement kitsch et le motif écossais de la tapisserie.
Je passe à côté dans le salon des Orléans du maître des lieux Ary Scheffer, qui fut le professeur de dessin des enfants du duc d’Orléans, et ami avec la famille du futur Louis-Philippe.
Ainsi, on peut admirer une réduction en bronze de la Jeanne d’Arc à la prière en marbre exposée au château de Versailles, une œuvre de la princesse Marie qui s’imposa comme l’une des premières femmes sculpteur de l’art français.
La famille d’Orléans passa commande de nombreux tableaux à Ary Scheffer, ainsi ici les portraits présumés des princesses Marie et Louise d’Orléans, le portrait d’apparat de la princesse de Joinville née Doña Francesca de Bragance, sœur de l’empereur du Brésil et épouse de François-Ferdinand le troisième fils de Louis-Philippe, enfin la reine Marie-Amélie (de Bourbon-Siciles) en deuil.
Petit moment de grâce, je m’attarde devant La Lecture, un bronze très raffiné du sculpteur Dantan l’aîné évoquant ce nouvel art de vivre familial en vogue sous la Monarchie de Juillet.
De la pièce voisine dite Cabinet Ary Scheffer, s’échappent les explications d’une guide.
Tandis que je vous en restitue quelques bribes, je vous propose d’écouter un air connu de l’acte III de Faust, l’opéra composé par Charles Gounod dont le portrait est posé à plat dans une vitrine.
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En effet, Ary Scheffer fut très inspiré par le héros du conte populaire allemand, et en particulier par la légende écrite par Goethe. Durant trente ans, les Marguerite fleurissent en bouquet dans l’œuvre du peintre : Marguerite à l’église, Marguerite au puits, Marguerite au jardin, Marguerite au sabbat … On voit ici sa Marguerite au rouet et, en écho sur le même mur, son pendant Faust dans son cabinet.
Marguerite apparaît bien triste, une larme coule même sur sa joue (j’ai vérifié !). Sa mère meurt après avoir consommé un somnifère qu’elle lui a fait absorber sur les conseils de Faust. Marguerite se retrouve enceinte et son frère, ne pouvant supporter cette honte familiale, succombe dans un duel contre Faust et Méphisto.
« Le repos m’a fuie !… hélas ! la paix de mon cœur malade, je ne la trouve plus, et plus jamais !
Partout où je ne le vois pas, c’est la tombe ! Le monde entier se voile de deuil !
Ma pauvre tête se brise, mon pauvre esprit s’anéantit !
Le repos m’a fuie !… hélas ! la paix de mon cœur malade, je ne la trouve plus, et plus jamais !
Je suis tout le jour à la fenêtre, ou devant la maison, pour l’apercevoir de plus loin, ou pour voler à sa rencontre !
Sa démarche fière, son port majestueux, le sourire de sa bouche, le pouvoir de ses yeux,
Et le charme de sa parole, et le serrement de sa main ! et puis, ah ! son baiser ! … » (Goethe traduit par Gérard de Nerval)
Louis-Philippe, admiratif, acheta ce tableau pour son château de Neuilly.
À deux mètres de là, Faust, appuyé sur une table avec un livre ouvert, du papier pour écrire et une tête de mort, ne semble pas très joyeux non plus. Il rêvait d’être immortel et pour cela a pactisé avec Méphisto, le Malin cornu en arrière plan. Il aura tout ce qu’il souhaite, Marguerite en particulier, mais en donnant son âme au diable, il perd sa liberté. Les histoires d’amour finissent mal en général. Romantique en diable !
C’est justement Marguerite assise à son rouet qui interprète dans l’opéra le fameux air des bijoux popularisé par Bianca Castafiore la diva des aventures de Tintin : « Ah ! Je ris de me voir si belle en ce miroir ».
Je dévisage quelques instants Le justicier, un autoportrait en bourreau de François-Hippolyte-Debon. Le petit livret offert à l’entrée mentionne que Baudelaire se serait exclamé devant : « Quel talent ! Quelle énergie ! » Il me semble plutôt que ce fut à la vision de La bataille d’Hastings, œuvre du même Debon détruite dans l’incendie du musée des Beaux-Arts de Caen. Ceci dit, cet inquiétant justicier ferait peut-être passer le goût de la rigolade aux prévenus des pantomimes de procès se déroulant actuellement.
L’ultime étape de ma visite est la pièce dédiée à l’écrivain philosophe et historien Ernest Renan, membre à part entière de la famille Scheffer puisqu’il épousa Cornélie la nièce du peintre Ary Scheffer.
Ayant consacré une part essentielle de son œuvre aux religions, on le retrouve entouré ici de représentations de Jean Calvin, pasteur emblématique de la Réforme protestante, et de l’abbé Gaspard Deguerry curé de la Madeleine, fusillé lors de la Commune de Paris parce que Thiers refusa qu’il soit échangé avec le grand révolutionnaire socialiste Auguste Blanqui.
Ernest Renan connut la gloire au XIXème siècle et notamment son Histoire des origines du Christianisme en 7 volumes eut un grand retentissement.
On pourrait sûrement réfléchir, en notre époque troublée, sur la conférence qu’il donna en Sorbonne le 11 mars 1882. Son sujet : Qu’est-ce qu’une nation ?
« Une nation est donc une grande solidarité, constituée par le sentiment des sacrifices qu’on a faits et de ceux qu’on est disposé à faire encore. Elle suppose un passé ; elle se résume pourtant dans le présent par un fait tangible : le consentement, le désir clairement exprimé de continuer la vie commune. L’existence d’une nation est (pardonnez-moi cette métaphore) un plébiscite de tous les jours, comme l’existence de l’individu est une affirmation perpétuelle de vie …
… Je me résume, messieurs. L’homme n’est esclave ni de sa race, ni de sa langue, ni de sa religion, ni du cours des fleuves, ni de la direction des chaînes de montagnes. Une grande agrégation d’hommes, saine d’esprit et chaude de cœur, crée une conscience morale qui s’appelle une nation. Tandis que cette conscience morale prouve sa force par les sacrifices qu’exigé l’abdication de l’individu au profit d’une communauté, elle est légitime, elle a le droit d’exister. Si des doutes s’élèvent sur ses frontières, consultez les populations disputées. Elles ont bien le droit d’avoir un avis dans la question. Voilà qui fera sourire les transcendants de la politique, ces infaillibles qui passent leur vie à se tromper et qui, du haut de leurs principes supérieurs, prennent en pitié notre terre-à-terre… »
Dans une lettre adressée à Strauss en septembre 1871, Renan, clairvoyant, affirmait que devant le monolithisme culturel de la Prusse, (cette attitude ne pourra) « mener qu’à des guerres d’extermination, analogues à celles que les diverses espèces de rongeurs ou de carnassiers se livrent pour la vie. Ce serait la fin de ce mélange fécond, composé d’éléments nombreux et tous nécessaires, qui s’appelle l’humanité. »
Le transfert des cendres de Renan au Panthéon fut régulièrement repoussé en raison des protestations des milieux catholiques bien-pensants : « L’entrée au Panthéon qu’on veut lui décerner, à titre de renégat et de blasphémateur, ne lui sera pas d’un grand secours devant le Dieu qu’il a trahi. » Ah, les religions !
Il est midi. Plus tard dans la saison, j’aurais volontiers prolongé cette matinée romantique et poétique avec une petite collation dans le jardin fleuri à l’ombre d’arbres centenaires.
Mais il pleut et, à défaut, je me réfugie au Coq Hardy, une brasserie, à l’angle de la rue Pigalle. En attendant que ma commande soit servie, sachez que cette enseigne fréquente en France trouverait son origine au début du seizième siècle d’après un manuscrit sur lequel on verrait un coq foulant de ses ergots le lion de Saint-Marc. D’autres sources situent la véritable naissance du coq symbole au temps d’Henri IV, le laudateur de la poule au pot ayant fait frapper à la naissance de son fils, le futur Louis XIII, une médaille avec un coq posant la patte sur le monde tandis que le Dauphin tient une fleur de lys.
« Le coq n’a point de force, il ne peut être l’image d’un empire tel que la France », ainsi, Napoléon 1er renvoya dans son poulailler le volatile proposé comme emblème par une commission de conseillers d’État. Le 30 juillet 1830 (en plein romantisme) le lieutenant général duc d’Orléans (c’est-à-dire Louis-Philippe) signa une ordonnance mettant le coq sur les drapeaux et les boutons d’uniforme de la garde nationale. Ce que Napoléon III dédaigna bien sûr en réhabilitant l’aigle impérial !
Excusez-moi, je passe du coq sinon à l’âne, du moins à une honnête saucisse avec un gratin au cantal !
Pour digérer, quelques pas de danse au Bus Palladium, célèbre discothèque des années soixante située quasiment en face, ne seraient pas inutiles. Rappelez-vous l’Inventaire 66 de Michel Delpech : « Un Tabarin en moins, Un Palladium en bus, Et toujours le même président … » ! Ou encore, la même année, Serge Gainbourg :
« Qui est in
Qui est out
Tu aimes la nitroglycrIN
Cest au Bus Palladium
Qu’ ça s’écOUT
Rue Fontaine
Il y a foul’
Pour les petits gars de Liverpool … »
Je remonte maintenant la rue Jean-Baptiste Pigalle, ainsi s’appelle-t-elle depuis qu’un arrêté municipal, il y a une vingtaine d’années, ajouta le prénom au nom du sculpteur du dix-huitième siècle qui y possédait son atelier. Artifice médiocre pour dissocier cette voie du quartier chaud dont la célébrité a fait le tour du monde.
Après qu’il eût donc connu la vie romantique et aristocratique au dix-neuvième siècle, Pigalle, avec l’afflux de cabarets et restaurants, attire bientôt la clientèle des plaisirs nocturnes. Aux artistes, se mêlent la pègre, la prostitution, la drogue et une population marginale (pour l’époque) aux sexualités différentes, homosexuelle et travestie.
Dans un de ses tout premiers romans, paru en 1949 et intitulé justement Pigalle, l’écrivain populiste et populaire René Fallet brosse un tableau du quartier après la Libération : un petit gars de Passy « monte » à Pigalle, travaille pour le milieu, livre sa cousine à la prostitution, part à Nice acheter du haschich avant d’être exécuté par des truands à son retour. La totale !
Cela me rappelle, les frasques réelles de Monsieur Bill qui défraya la chronique dans mon enfance. Né dans le chic seizième arrondissement, fils d’un major de l’École des Mines, il finit sous la guillotine en 1960, le général de Gaulle ayant refusé sa grâce. C’était un client assidu du Sans-Souci, brasserie devant laquelle je passe justement.
Quitte à évoquer la figure d’un truand, voici Fredo tel que l’imagine le regretté Bernard Dimey, valeureux poète chantre du quartier, j’en parlerai plus loin. Clin d’œil aussi aux merveilleux Frères Jacques dont je garde le souvenir d’un savoureux récital au théâtre Saint-Georges tout près de là.
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Tout compte fait, il n’avait pas un si mauvais fond que ça, l’Fredo, ce n’est pas moi qui le dis mais Bernard Dimey dans le dernier couplet qu’ont zappé les chanteurs aux collants noirs et gants blancs :
« …A côté des r’quins d’la finance
Et des crabes du gouvernement
Tous ces tarés qui règnent en France
A grand coup d’gueule d’enterrement
A côté d’toutes ces riches natures
Qui nous égorgent à coup d’grands mots
A côté d’toute cette pourriture
Il était pas méchant Frédo ! »
Fallet n’avait pas tort finalement quand il écrivait dans son roman : « Pigalle ne se visite pas. Il n’y a rien à voir. C’est un quartier comme les autres. Quelques façades de bars en plus, les monuments en moins et une réputation du tonnerre. On ne montre pas Pigalle aux touristes. On veut leur montrer l’âme de Pigalle. Et l’âme est invisible. Elle a une odeur. On commence à la percevoir après quinze jours d’aubes, de nuits et de couchants. »
On se nourrit de souvenirs, de lectures, ainsi la façade du Lautrec me renvoie à Sanguine sur la butte le savoureux « pol’art » de Renée Bonneau (voir billet du 2 avril 2013), mais c’est d’abord une chanson qui trotte dans ma tête.
« C’est une rue
C’est une place
C’est même tout un quartier,
On en parle, on y passe
On y vient du monde entier.
Perchée au flanc de Paname
De loin elle vous sourit,
Car elle reflète l’âme
La douceur et l’esprit de Paris
Un petit jet d’eau
Une station de métro
Entourée de bistrots,
Pigalle… »
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L’une des plus grandes chansons sur Paris est l’œuvre d’un Danois. Oui, son créateur Georges Ulmer naquit à Copenhague en 1919 avant de se faire naturaliser français après-guerre. Il est mort à Marseille en 1989. Décidément, ils sont très forts ces Danois, souvenez-vous de mes écrits sur son compatriote écrivain Per Sørensen,, bien en vie heureusement, qui manie notre langue de Molière avec autant de virtuosité que celle d’Andersen (voir billets des 9 mars 2013, 2 juillet 2014 et 1er février 2015).
Georges Ulmer, avec sa jolie voix de crooner, vit sa carrière, brillante malgré tout, un peu contrariée par un certain Yves Montand protégé d’Édith Piaf.
Savez-vous qu’à sa sortie en 1946, Pigalle, succès planétaire, fit scandale et fut même interdite de diffusion à la radio pour cette strophe :
« Petites femmes qui vous sourient
En vous disant : « Tu viens, chéri ? »
Et Prosper qui, dans un coin
Discrètement surveille son gagne-pain »
Trente ans plus tard, en toute impunité, Serge Lama, cocu mais content, clamait sur les ondes :
« Je m’en vais voir les p’tites femmes de Pigalle
Tous les maquereaux du coin me rincent la dalle
J’m'aperçois qu’en amour je n’valais pas un sou
Mais grâce à leurs p’tits cours je vais apprendre tout »
En ce moment, circulez il n’y a rien à voir ; le fameux petit jet d’eau est malheureusement tari et le bassin accueille canettes de bière et papiers gras. Avec le produit des horodateurs, la ville de Paris pourrait réhabiliter l’endroit !
Je traverse la place et, discrètement (chut !), je m’en vais voir les p’tites femmes de Pigalle qui nous accostent sur les façades de certains immeubles dans des rues plus secrètes.
Rue André Antoine, la lectrice lascive est l’œuvre de François Cogné, auteur aussi de la statue de Clémenceau sur les Champs-Élysées et du modèle des bornes de la Voie de la Liberté. Moins affriolant, il fut le sculpteur officiel de l’État français sous le régime de Vichy créant une statue en pied du maréchal Pétain destinée à remplacer le buste de Marianne dans les mairies.
Modigliani et Georges Seurat vécurent dans cette rue qui s’achève par un escalier abrupt pour accéder à la rue des Abbesses.
Le nom de la rue vient des religieuses de l’ancienne abbaye de Montmartre fondée par Louis le Gros en 1134.
À quelques enjambées de là, je rejoins la place des Abbesses pour une petite tranche de romantisme multilingue dans le discret square Jehan-Rictus (poète chansonnier du dix-neuvième siècle).
Bien avant le tag, qui dans ma génération n’a pas gravé au canif un prénom ou un cœur sur l’écorce d’un arbre ou le bois d’un pupitre de sa classe de communale ? Collectionneur de « je t’aime », Fréderic Baron a recueilli depuis 1992 plus de 1000 je t’aime manuscrits en plus de 300 langues et dialectes, puis a demandé à l’artiste Claire Kito, adepte de la calligraphie extrême-orientale, d’assembler ces écritures. Ainsi est née la fresque des je t’aime en carreaux de lave émaillée. Ou comment ne pas aimer idiot au temps des projets Erasmus !
La station de métro est un bon raccourci de l’évolution du quartier. Sa verrière Art déco dessinée par Guimard est l’une des rares encore visibles à Paris. La publicité de l’Iphone 6 illustre la « boboïsation » (plus bourgeois que bohême !) du coin.
Ayant connu le coin à la fin des années 60, j’apaise ma nostalgie en appelant à la rescousse Bernard Dimey. Les poèmes et les chansons de ce Nogentais (en Bassigny) me remplissent toujours le cœur et l’esprit, surtout quand j’arpente cette butte Montmartre qu’il découvrit après-guerre pour ne jamais plus la quitter jusqu’à sa mort au début de l’été 1981.
C’est lui qui a écrit Syracuse, cette sublime chanson d’évasion. Rêvez !
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A présent, faut bien l’dire, (je vais avoir) l’air d’un vieux schnock/Mais c’qui fait passer tout, c’est (que j’ai) la façon ! Eh oui, la Mémère de Michel Simon, c’est encore lui :
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C’est lui encore qui confectionna le Truc en plume de Zizi Jeanmaire.
En 1965 il obtint le prix de l’académie Charles Cros pour son recueil de poèmes Ivrogne et pourquoi pas qu’il clamait comme une profession de foi :
« Ivrogne, c’est un mot qui nous vient de province
et qui ne veut rien dire à Tulle ou Châteauroux
Mais au cœur de Paris, je connais quelques princes
Qui sont, selon les heures, archanges ou loups-garous
L’ivresse n’est jamais qu’un bonheur de rencontre
ça dure un heure ou deux, ça vaut ce que ça vaut!
Qu’il soit minuit passé ou cinq heures à ma montre
Je ne sais plus monter que sur mes grands chevaux
IVROGNE ça veut dire un peu de ma jeunesse,
un peu de mes trente ans pour une île au Trésor
Et c’est entre Pigalle et la rue des Abbesses
que je ressuscitais quand j’étais ivre-mort
J’avais dans le regard des feux inexplicables
Et je disais des mots cent fois plus grands que moi.
Je pouvais bien finir ma soirée sous la table
Ce naufrage, après tout, ne concernait que moi
IVROGNE, c’est un mot que ni les dictionnaires
ni les intellectuels, ni les gens du gratin
Ne comprendront jamais, c’est un mot de misère
qui ressemble à de l’or à cinq heures du matin
IVROGNE et pourquoi pas? Je connais cent fois pire
ceux qui ne boivent pas, qui baisent par hasard
qui sont moches en troupeau et qui n’ont rien à dire
Venez boire avec moi! On s’ennuiera plus tard! »
Oui, Dimey buvait beaucoup de canons de rouge, et pourquoi pas ? Je fis appel à quelques uns de ses vers en préambule du film que j’ai réalisé sur un café centenaire d’un petit village du Sud-Ouest (voir billet du 28 août 2012).
«… Si tu me payes un verre, tu pourras si tu veux
Me raconter ta vie, en faire une épopée
En faire un opéra… J’entrerai dans ton jeu
Je saurai sans effort me mettre à ta portée
Je réinventerai des sourires de gamin
J’en ferai des bouquets, j’en ferai des guirlandes
Je te les offrirai en te serrant la main
Il ne te reste plus qu’à passer la commande … »
Il faisait chanter les verres, il faisait reluire les zincs. Il faisait des bistrots qu’il fréquentait un café du P’tit bonheur comme celui imaginé par le P’tit atelier de la chanson du même village d’Ariège (voir billet du 13 septembre 2013).
Bernard Dimey, c’est de la poésie existentielle. Je préfère quand il récite ses textes plutôt qu’il ne les chante ; ils prennent soudain une épaisseur étonnante.
Cet après-midi, j’imagine sa silhouette bedonnante, un cabas à la main, entrant dans un des derniers commerces à l’ancienne des Abbesses ou de la rue Lepic. À l’étal de la Butte fromagère, je salive devant une panoplie de Bries de Meaux, Melun, Montereau, Nangis, Fougerus … hum, avec un petit verre de Saint-Nicolas-de-Bourgueil (en hommage à Jean Carmet).
Dans le passage des Abbesses (anciennement de l’Arcade) vécut quelque temps Jean-Baptiste Clément, l’auteur de l’immortel Temps des cerises. Je n’ai pas le temps de m’y engager, d’ailleurs ce n’est pas la saison des cerises, mais en haut de l’escalier au fond, se trouve l’ « épicerie Collignon » célèbre depuis que Jamel Debbouze y vendit ses fruits à Amélie Poulain. N’est-ce pas encore romantique ?
Sur le trottoir, presque en face, la rue Germain Pilon descend jusqu’au boulevard de Clichy.
« … Ma rue porte le nom de notre Michel-Ange,
Celui dont les gisants reposent à Saint-Denis.
Pourquoi tous ces sculpteurs, je trouve bien étrange
De les voir tout autour de chez moi réunis,
Houdon, Puget, Coustou, Girardon et Pigalle,
Mon vieux Germain Pilon, les maîtres du ciseau,
Je parle en votre nom, c’est vraiment un scandale
De vous voir tous ici, où l’on joue du couteau. »
Bernard Dimey, auteur de ces vers bien sûr, vécut les dernières années de sa vie de bohême dans cette rue. Une plaque apposée au mur de sa maison en témoigne.
Il n’avait qu’à changer de trottoir, juste en face, se trouvait son (presque) second domicile, le Gerpil, une singulière petite épicerie-buvette, un peu mini café théâtre aussi, sise autrefois au numéro 14.
Dans ma jeunesse parisienne (j’avais vingt ans), j’ai traîné plusieurs fois dans ce lieu d’évasion autant que de perdition. Je n’y ai jamais rencontré Dimey, j’y ai croisé par contre Hervé Vilard, Capri c’était fini depuis quelque temps !
Le grand Mouloudji vous contera mieux que moi ce qu’était un soir au Gerpil, sur des vers de Dimey toujours.
Dans la perspective de la rue Tholozé, immortalisée par plusieurs toiles du peintre Maurice Utrillo, se dressent les ailes du moulin de la Galette.
Encore quelques pas et me voici à l’intersection de la rue des Abbesses et de la célèbre rue Lepic. La (petite ?) histoire dit que c’est Napoléon 1er qui en décida l’aménagement après s’être embourbé avec son cheval lors d’une visite au télégraphe Chappe installé en haut de la butte. Ainsi naquit le Chemin Neuf qui devint rue de l’Empereur en 1852 avant de prendre le nom, en 1864, de Louis Lepic, un général de l’armée napoléonienne qui se distingua à la bataille d’Eylau.
De la Place Blanche à la Place Jean-Baptiste Clément, la voie développe près de huit cents mètres en forte montée. Moi, l’amoureux de la petite reine, j’imagine une arrivée du Tour de France sur les hauteurs de Montmartre. Le jeune industriel Louis Renault y testa sa première automobile. Le 24 décembre 1898, il entreprend de gravir la rue avec sa nouvelle invention, un tricycle De Dion-Bouton qu’il a converti en « voiturette » à quatre roues équipée d’une boîte de vitesses « à prise directe ». Une plaque, Place du Tertre, témoigne de l’événement. Ce soir de réveillon, le génial Louis empocha ses douze premières commandes et l’industrie automobile bascula dans une nouvelle ère.
Conséquence indirecte, quelques années plus tard, l’idée fut lancée d’organiser la fameuse course au ralenti de Montmartre. Il s’agissait de refaire le trajet effectué par Louis Renault en gravissant la côte en un maximum de temps sous le contrôle de commissaires. En 1978, la Renault Alpine victorieuse aux 24 heures du Mans participa aux côtés de ses ancêtres à cette manifestation toujours joyeuse et pittoresque.
La rue Lepic présente la particularité d’être totalement rectiligne dans sa partie basse entre la place Blanche et le carrefour des Abbesses, puis tortueuse dans son tronçon supérieur.
Avant de descendre, je grimpe jusqu’à la hauteur de l’immeuble sis au numéro 54. Là, au troisième étage, Vincent Van Gogh vécut chez son frère Théo de 1886 à 1888. Un tableau peint depuis la fenêtre de l’appartement rappelle cette période.
Quelques mètres plus loin, une maisonnette à l’architecture étonnante accueillit autrefois Jehan Rictus qui connut le succès grâce à ses poèmes composés dans une langue populaire.
Voici quelques passages du plus célèbre d’entre eux, Le Revenant dans lequel un sans-abri croit rencontrer le Christ :
« Des fois je m’ dis, lorsque j’ charrie
À douète… à gauche et sans savoir
Ma pauv’ bidoche en mal d’espoir,
Et quand j’ vois qu’ j’ai pas l’ droit d’ m’asseoir
Ou d’ roupiller dessus l’ trottoir
Ou l’ macadam de « ma » Patrie,
Je m’ dis : — Tout d’ même, si qu’y r’viendrait !
Qui ça ?… Ben quoi ! Vous savez bien,
Eul’ l’ trimardeur galiléen,
L’ Rouquin au cœur pus grand qu’ la Vie !
De quoi ? Ben, c’lui qui tout lardon
N’ se les roula pas dans d’ beaux langes
À caus’ que son double daron
Était si tell’ment purotain
Qu’y dut l’ fair’ pondr’ su’ du crottin
Comm’ ça à la dure, à la fraîche,
À preuv’ que la paill’ de sa crèche
Navigua dans la bouse de vache.
Si qu’y r’viendrait, l’Agneau sans tache ;
Si qu’y r’viendrait, l’ Bâtard de l’ Ange ?
C’lui qui pus tard s’ fit accrocher
À trent’-trois berg’s, en plein’ jeunesse
(Mêm’ qu’il est pas cor dépendu !),
Histoir’ de rach’ter ses frangins
Qui euss’ l’ont vendu et r’vendu ;
Car tout l’ monde en a tiré d’ l’or
D’pis Judas jusqu’à Grandmachin !
L’ gas dont l’ jacqu’ter y s’en allait
Comm’ qui eût dit un ruisseau d’ lait,
Mais qu’a tourné, qui s’a aigri
Comm’ le lait tourn’ dans eun’ crém’rie
Quand la crémière a ses anglais !
(La crémièr’, c’est l’Humanité
Qui n’ peut approcher d’ la Bonté
Sans qu’ cell’-ci, comm’ le lait, n’ s’aigrisse
Et n’ tourne aussitôt en malice !)
Si qu’y r’viendrait ! Si qu’y r’viendrait,
L’Homm’ Bleu qui marchait su’ la mer
Et qu’était la Foi en balade :
Lui qui pour tous les malheureux
Avait putôt sous l’ téton gauche
En façon d’ cœur… un Douloureux.
(Preuv’ qui guérissait les malades
Rien qu’à les voir dans l’ blanc des yeux,
C’ qui rendait les méd’cins furieux.)
L’ gas qu’en a fait du joli
Et qui pour les muffs de son temps
N’tait pas toujours des pus polis !
Car y disait à ses Apôtres :
— Aimez-vous ben les uns les autres,
Faut tous êt’ copains su’ la Terre,
Faudrait voir à c’ qu’y gn’ait pus d’ guerres
Et voir à n’ pus s’ buter dans l’ nez,
Autrement vous s’rez tous damnés.
Et pis encor :
— Malheur aux riches !
Heureux les poilus sans pognon,
Un chameau s’ enfil’rait ben mieux
Par le petit trou d’eune aiguille
Qu’un michet n’entrerait aux cieux !
L’ mec qu’était gobé par les femmes
(Au point qu’ c’en était scandaleux),
L’Homme aux beaux yeux, l’Homme aux beaux rêves
Eul’ l’ charpentier toujours en grève,
L’artiss’, le meneur, l’anarcho,
L’entrelardé d’ cambrioleurs
(Ça s’rait-y paradoxal ?)
L’ gas qu’a porté su’ sa dorsale
Eune aut’ croix qu’ la Légion d’Honneur ! … »
Le plus fantastique, c’est qu’il revient :
« … Ah ! comm’ t’ es pâle… ah ! comm’ t’ es blanc,
Sais-tu qu’ t’ as l’air d’un Revenant,
Ou d’un clair de lune en tournée ?
T’ es maigre et t’ es dégingandé,
Tu d’vais êt’ comm’ ça en Judée
Au temps où tu t’ proclamais Roi !
À présent t’ es comme en farine.
Tu dois t’en aller d’ la poitrine
Ou ben… c’est ell’ qui s’en va d’ toi !
Quéqu’ tu viens fair’ ? T’ es pas marteau ?
D’où c’est qu’ t’ es v’nu ? D’en bas, d’en haut ?
Quelle est la rout’ que t’ as suivie ?
C’est-y qu’ tu r’commenc’rais ta Vie ?
Es-tu v’nu sercher du cravail ?
(Ben… t’ as pas d’ vein’, car en c’ moment,
Mon vieux, rien n’ va dans l’ bâtiment) ;
(Pis, tu sauras qu’ su’ nos chantiers
On veut pus voir les étrangers !)
Quoi tu pens’s de not’ Société ?
Des becs de gaz… des électriques.
Ho ! N’en v’là des temps héroïques !
Voyons ? Cause un peu ? Tu dis rien !
T’ es là comme un paquet d’ rancœurs.
T’ es muet ? T’ es bouché, t’ es aveugle ?
Yaou… ! T’ entends pas ce hurlement ?
C’est l’ cri des chiens d’ fer, des r’morqueurs,
C’est l’ cri d’ l’Usine en mal d’enfant,
C’est l’ Désespoir présent qui beugle ! …
…On parle encor de toi, tu sais !
Voui on en parle en abondance,
On s’ fait ta tête et on s’ la paie,
T’ es à la roue… t’ es au théâtre,
On t’ met en vers et en musique,
T’ es d’venu un objet d’ Guignol,
(Ça, ça veut dir’ qu’ tu as la guigne.) »
Dans ce poème fleuve, il est encore une strophe qui est touchante :
« Toi au moins, t’étais un sincère,
Tu marchais… tu marchais toujours ;
(Ah ! cœur amoureux, cœur amer),
Tu marchais même dessus la mer
Et t’as marché jusqu’au Calvaire. »
Le pauvre hère clame qu’ « il suffit d’un Homme pour changer la face du monde ». Malheureusement, il s’aperçoit que cet Homme divin, c’est lui qui s’était collé d’vant l’miroitant d’un marchand d’vins ! De messe ? C’est-y pas du romantisme ça, ma p’tite dame ? Ça date de 1896 ! Merveilleuse biture digne de celle des princes de la cuite du Singe en hiver d’Antoine Blondin et du Glaude et du Plombé de La Soupe aux choux de René Fallet.
Sans tituber, je dévale maintenant la rue Lepic jusqu’à Blanche. Pour vous restituer l’ambiance d’antan, j’en appelle à Patachou qui tenait un cabaret en haut de la butte, rue du Mont Cenis. Elle y fit débuter Georges Brassens.
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Ici, les petits commerçants résistent encore à la grande surface. Difficile d’échapper au péché de gourmandise, il s’en faut de peu que je n’entre dans la boutique des Petits Mitrons pour acheter une de leurs sublimes tartes.
Un peu plus bas, de l’autre côté de la chaussée, le Café des 2 Moulins connaît la notoriété depuis qu’Amélie Poulain y eût travaillé comme serveuse dans le film de Jean-Pierre Jeunet. J’y vis un jour un jeune homme qui photographiait sous tous les angles sa crème brûlée tout en en brisant la croûte avec sa petite cuillère. Magie du cinéma !
Plutôt que le fabuleux destin d’Amélie, j’opte pour celui de Bernard Dimey qui vécut « son temps comme un roi nègre superbement désargenté ». Rendez-vous donc en face au Lux Bar, un de ces bistrots préférés.
Miracle, il est là l’Bernard … sur une photo près du comptoir ! Quitte à le décevoir, je commande une menthe à l’eau. Oui, les temps ont changé, il ne pourrait plus tirer sur sa pipe à l’intérieur et c’est tolérance quasi nulle pour les automobilistes comme moi … qui surveille l’heure limite de l’horodateur !
Allez Bernard, ne te fâche pas ! Parle-moi du temps où tu fus élève-maître à l’École Normale d’instituteurs de Troyes ! Ou non, conte-moi plutôt le Lux Bar d’antan.
J’allonge le pas sans tenter le grand écart du french cancan devant le Moulin Rouge et m’engage juste après dans le minuscule boyau de la Cité Véron. Au fond de l’impasse, vécurent en voisins deux « transcendants satrapes du Collège de Pataphysique », Boris Vian et Jacques Prévert.
Imagine-t-on que ce lieu discret fut un rendez-vous du monde de la musique et des lettres, fréquenté par Raymond Queneau, Miles Davis, Max Ernst ou encore Henri Salvador ? Boris y écrivit L’écume des jours.
Quelques ânes incultes (pléonasme ?) et irrespectueux ont tagué la plaque commémorative. Il en est deux beaucoup plus spirituels, non loin de là, qui ont donné leur nom à un cabaret centenaire, haut lieu des spectacles de chansonniers.
Foin de Ribéry et Benzema, une équipe de France black blanc beur avec Macron dans les buts et Taubira, Hollande et Vallot-Belkacem en attaque, je ne suis pas persuadé que ce soit très romantique !